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C’est en 1856 qu’Adolphe Dumas (1806-1861) était venu à Maillane, pour la première fois, au mois de février, pour la fête de Sainte Agathe; sur l’ordre du ministre Fortoul, il recueillait alors les chants populaires de sa Provence qu’il avait quittée, tout jeune, mais qu’il n’avait pas oubliée et qu’il avait chantée en français et même une fois, en provençal, sous l’influence, vite dissipée d’ailleurs, de Roumanille lui-même; recueillir des chants populaires, c’était une simple mission officielle qui lui permettait de revoir son pays aux frais du gouvernement, ce n’était pas une conviction de provençaliste épris des vieilles traditions.
Cependant, comme Adolphe Dumas désirait s’acquitter de sa mission aussi bien que possible, il s’était informé des sources où il pourrait puiser et en Avignon on lui avait indiqué un certain M. Mistral qui s’occupait de ces choses-là, au village de Maillane; il venait donc le voir par acquit de conscience.
Mistral nous a conté lui-même comment il lui chanta sa chanson de Magali et comment il apprit à Dumas, tout étonné, que cette chanson devait faire partie d’un roman provençal en douze chants qu’il était en train d’écrire.
— C’est en français, qu’il faut chanter, répondit Adolphe Dumas, comme je le fais moi-même, mais allons, ajouta-t-il condescendant, dites-moi un morceau de votre poème. ”
Mistral lut alors un passage de Mireille.
— Je vous tire mon chapeau ”, dit Adolphe Dumas, quand il eut fini et à partir de cette époque il devint le Saint Jean-Baptiste de ce Messie de la poésie provençale que sera désormais Mistral.
C’est en somme sur ses conseils
que Mistral se décide à partir
pour Paris, comme je l’ai dit,
en août 1858;
c’est Adolphe Dumas qui,
sitôt le poème lu en son entier,
écrit à la Gazette de France
l’admirable lettre si souvent reproduite, mais
que je ne
résiste pas au plaisir
de transcrire encore ici :
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“ La Gazette du Midi a déjà fait connaître à la Gazette de France, l’arrivée à Paris du jeune Mistral, le grand poète de la Provence. Qu’est-ce que Mistral? On n’en sait rien, on me le demande et je crains de répondre des paroles qu’on ne croira pas, tant elles sont inattendues en ce moment de poésie d’imitation qui fait croire à la mort de la poésie et des poètes. L’Académie Française viendra, dans dix ans, consacrer une gloire de plus quand tout le monde l’aura fait. L’horloge de l’Institut a souvent de ces retards d’une heure avec les siècles; mais je veux être le premier qui aura découvert ce qu’on peut appeler aujourd’hui le Virgile de la Provence, le pâtre de Mantoue arrivant à Rome avec des chants dignes de Gallus et de Scipion. On a souvent demandé pour notre beau pays du Midi, deux fois romain, romain-latin et romain-catholique, le poème de sa langue éternelle, de ses croyances saintes et de ses moeurs pures. J’ai le poème dans les mains, il a douze chants, il est signé Frédéric Mistral, du village de Maillane et je le contresigne de ma parole d’honneur que je n’ai jamais engagée à faux et de ma responsabilité qui n’a que l’ambition d’être juste. ” |
Ce n’est pas tout, Adolphe Dumas voulut conduire Mistral chez Lamartine.
Ecoutons le récit de cette visite tel que nous l’a fait Mistral dans une lettre à Roumanille: “ Dimanche, vers les 7 heures 1/2 du soir, nous sommes allés chez Lamartine, écrit-il le 2 septembre 1858… Dans un salon assez joli et tapissé de tableaux, ouvrages de Madame de Lamartine, nous attendîmes quelques instants l’arrivée du grand homme; il soupait: tout à coup, la porte s’ouvre et un grand vieillard, à tête magnifique, à noble démarche, vint nous souhaiter la bienvenue. C’était lui, tel que je me l’étais figuré en lisant ses écrits. Il me mit tout de suite à l’aise, s’assit à côté de moi et me dit qu’il était d’autant plus charmé de me connaître que Dumas et Reboul, à l’insu l’un de l’autre, lui avaient fait de moi le plus grand éloge. Reboul, dit-il, m’a cité trois noms: Roumanille, Aubanel et vous, un dramatique, un lyrique et un épique. Et, ce disant, il prit sur la cheminée un cigare et l’alluma. Après avoir parlé quelques instants de la Provence, du provençal, d’Arles, de la Crau et de la Camargue, il me pria de lui dire quelques strophes de Mirèio, non, dit-il, pour comprendre le sens, mais pour juger de l’harmonie. Je lui récitai les quatre ou cinq premières strophes du premier chant, il en fut ravi et trouva cela bien plus doux que l’italien. Alors entrèrent sa nièce, sa soeur, Dargan, l’historien de Marie Stuart et un autre Monsieur. Lamartine leur dit le plaisir que lui avaient causé mes vers et on me fit répéter mes strophes. Un effet inouï: la nièce de Lamartine, une jeune femme de 22 ou 25 ans! était, sans forfanterie, suspendue à mes lèvres: que c’est joli, que c’est doux, etc…, à tel point que la Comtesse de Peyronnet, bru de l’ancien ministre, belle jeune femme d’une trentaine d’années étant entrée avec ses deux filles, on voulut que je redise les mêmes strophes à la nouvelle venue. La Comtesse de Peyronnet est anglaise et figurez-vous qu’à mesure que j’achevais mon couplet, la belle écouteuse se tournait vers les autres dames et leur disait: — Je crois que cela signifie: Je chante une jeune fille qui, etc…, humble écolier du grand Homère… car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres, etc… Et ainsi de suite, avec une facilité, une grâce qui nous émerveillèrent. Le reste de la soirée se passa à me questionner sur mon village, mon genre de vie, etc… “ Je compte bien, me dit Lamartine, que vous m’enverrez votre ouvrage et je vous écrirai, imprimez sur beau papier, ici on y tient beaucoup. ”
Et voilà, ça s’est bien passé, Dumas en était ravi. Ecoutons maintenant le récit de Lamartine:
— Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas suivi d’un beau et modeste jeune homme, vêtu avec une sobre élégance comme l’amant de Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu’il peignait sa lisse chevelure dans les rues d’Avignon. C’était Frédéric Mistral, le jeune poète villageois destiné à devenir comme Burns, le laboureur écossais, l’Homère de la Provence; sa physionomie simple, modeste et douce n’avait rien de cette tension orgueilleuse des traits, de cette évaporation des yeux qui caractérise trop souvent ces hommes de vanité plus que de génie, qu’on appelle les poètes populaires: ce que la nature a donné, on le possède sans prétention et sans jactance, le jeune Provençal était à l’aise dans son talent comme dans ses habits; rien ne le gênait, parce qu’il ne cherchait ni à s’enfler, ni à s’élever plus haut que nature. La parfaite convenance, cet instinct de justesse dans toutes les conditions, qui donne aux bergers comme aux rois la même dignité et la même grâce d’attitude ou d’accent, gouvernait toute sa personne, il avait la bienséance de la vérité; il plaisait, il intéressait, il émouvait, on sentait dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce qui palpitent dans notre Midi… Le jeune homme nous récita quelques vers et en ce doux et nerveux idiome provençal qui rappelle tantôt l’accent latin, tantôt la grâce attique, tantôt l’âpreté toscane. |
Alphonse de LAMARTINE
1790-1869
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Tel avait été le premier accueil de Lamartine.
Avec le souvenir de cet accueil, il était tout naturel que Mistral envoyât à Lamartine, à la fin de février 1859, un des premiers exemplaires de Mirèio, il n’y avait pas manqué. Lamartine était bien triste et bien las quand il le reçut, accablé de dettes et de travail, il n’exagère pas quand il nous dit avec mélancolie.
— J’ai l’âme peu poétique en ce moment, je lutte, je n’ai pas le coeur aux vers.
Dès 1851, n’écrivait-il pas à sa nièce Valentine:
— Levé à 5 heures tous les jours, j’écris trente ou quarante pages, pour gagner notre pain. J’ai fini deux volumes, Voyages et Histoires Orientales, j’en commencerai un le 20 décembre, suite des Girondins.
N’écrivait-il pas encore le 15 novembre 1852:
— Je passe mes nuits à l’ouvrage. ”
Voilà comme il vivait, depuis sept ans, quand il reçut Mirèio, et ce poème écrit dans une langue qui lui était pourtant étrangère, il le comprit, lui, le premier, parmi les écrivains français, si profondément, si intimement que nul, depuis, n’a pu en parler avec une telle autorité, n’a pu le commenter d’une aussi admirable symphonie de pensées et de style:
— Cette nuit-là, nous dit-il, je ne dormis pas une minute, je lus les douze chants d’une haleine, comme un homme essoufflé que ses jambes fatiguées emportent malgré lui d’une pierre milliaire à l’autre, qui voudrait se reposer, mais qui ne peut s’asseoir… J’ai reçu le volume, il y a deux jours et les pages en sont aussi froissées par mes doigts avides de fermer et de rouvrir le volume que les blonds cheveux d’un enfant sont froissés par la main d’une mère qui ne se lasse pas de passer et de repasser ses doigts dans les boucles, pour en palper le soyeux duvet et pour les voir dorer aux rayons du soleil.
Il écrit aussitôt à Reboul et aussi à Dumas, pour leur demander des renseignements sur Mistral. Celui-ci les lui envoie et prie Mistral de compléter ces documents.
Mistral répond:
— Mon cher ami, si je n’étais chrétien et si je n’avais toujours devant les yeux la vie humble et stoïque de mon pauvre père, il y aurait de quoi devenir fou de joie. Mais ne craignez rien. Le seul sentiment que m’inspire le bonheur inouï qui m’arrive, c’est un attendrissement profond, c’est un besoin infini de reconnaissance envers Dieu et les hommes, les hommes dont il se sert pour élever mon nom. Plus je réfléchis à ce que vous me dites de M. de Lamartine, plus mon étonnement redouble. Je suis accablé, écrasé de tant d’indulgence. La bonté du grand homme est aussi merveilleuse que son génie. M. de Lamartine, dites-vous, désire sur votre humble serviteur quelques renseignements biographiques. Ma vie ne saurait être plus simple qu’elle n’est. Je suis né à Maillane en septembre 1830, dans la ferme que mon père s’était acquise par le labeur de sa main et la sueur de son front. Et cette dernière expression n’est pas une formule de rhétorique. Si vous aviez connu mon père, mon cher ami, vous en seriez enthousiasmé comme je le suis encore. Je l’ai peint dans mon poème sous deux formes diverses, Mèste Ambrosi et Mèste Ramoun. …
MIREILLE, MES AMOURS…
Extrait Chapitre III – L’apparition de Mireille
Emile Ripert 1930
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